LIV STRÖMQUIST part en croisade contre une « nouvelle culture thérapeutique du moi ». Mais Ce juste constat FÉMINISTE permet-il de se passer d’un accompagnement psychologique digne de ce nom pour aller mieux QUAND ON VA MAL ?
Liv Strömquist est une autrice prolifique de bandes dessinées féministes. Elle est aussi animatrice à la radio et à la télé publiques suédoises. Je ne sais pas quand elle dort ! Elle est le genre de personne qui pourrait me filer des complexes si je ne travaillais pas sur moi-même ! Ce qui n’est apparemment pas son truc, en tous cas pas à la sauce du développement personnel.
J’adore, c’est splendide, enlevé. Liv Strömquist revient sur les effets néfastes pour les femmes des rapports sociaux de genre. Elle met en scène les recherches de différents sociologues et philosophes. Elle cite principalement le livre d’Eva Illouz, Pourquoi l’amour fait-il mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, et celui de Byung-Chul Han, Le Désir, l’enfer de l’identique.
Cette sociologie qui s’intéresse à la psychologie devient presque une autre discipline (de la psychologie sociale ? Je sens que ça ne va pas plaire aux spécialistes ! ) Quoi qu’il en soi c’est un démontage en règle des injonctions d’une nouvelle culture thérapeutique du moi.
Non, le développement personnel n’est pas le développement de la personne !
La critique principale que je fais à ce livre (qui aime bien châtie bien ?) c’est de mettre toute forme de travail sur soi dans le même sac (poubelle). J’ai envie de crier haut et fort : « Il existe bien d’autres façons de travailler sur soi qu’en appliquant les recettes des gourous de la performance individuelle et des coachs de vie libertariens ! Vous oubliez la psychologie humaniste ! Et l’Approche Centrée sur la Personne vous en faites quoi ? Et la Gestalt ? Et la Thérapie existentielle ? Et tant d’autres approches psy respectueuses des personnes… »
Bon, à vrai dire je ne me sens pas trop visée par le procès intenté par Liv Strömquist à cette nouvelle culture thérapeutique. Je ne confonds pas le développement personnel qu’elle dénonce et Le Développement de la personne qui est le titre du livre de Carl Rogers décrivant son Approche Centrée sur la Personne. Mais l’amalgame est possible pour les non-spécialistes et j’aimerais, modestement, contribuer à désamalgamer un tant soit peu les choses.
On aura compris que je ne contredis pas le discours sociologique et philosophique développés par Liv Strömquist. Il s’appuie sur des sources sérieuses. Mais j’affirme qu’une autre approche psychologique est possible. Elle est même indispensable pour compléter cette compréhension générale des faits de société. En partant du constat général on peut passer au particulier et voir ce que ça nous fait. Comment le contexte agit sur nous ? Pour chaque personne la façon de vivre les choses sera différente. Ce que vit une personne est singulier.
Un livre super féministe mais pas super queer
Il s’agit d’une approche féministe militante et pleine d’humour. Mais cette critique du patriarcat moderne, si elle est super rigolote, à tout de même du mal à se sortir d’une vision hétérocentrée, cisgenre et occidentale. C’est une présentation du féminisme qui oublie un peu trop de monde à mon goût.
On aperçoit bien ça et là quelques lesbiennes qui se bécotent. Mais où sont les femmes racisées ? Les lesbiennes empruntant à des registres différents de la féminité (butch), les personnes transgenres, les personnes queer ?… Ça fait pas mal de monde qui reste sur la touche !
Bon j’arrête là. Le féminisme n’est pas le sujet de cet article, ni celui de ce blog d’ailleurs. J’invite plutôt celleux que ça intéresse à lire le livre de Sam Bourcier (que j’ai illustré d’ailleurs !) Comprendre le féminisme. Il fait le tour des débats au sein des différents courants du féminisme actuel et représente un féminisme queer dans lequel je me reconnais.
Pour Liv Strömquist (et les sociologues qui l’inspirent), les changements dans les rapports sociaux (et amoureux) entre les hommes et les femmes au XXe siècle ont donné naissance à une nouvelle culture thérapeutique du moi. Il s’agit de culpabiliser les femmes pour continuer à les dominer.
Elle expose dans son livre ces changements de société apparus au XXe siècle et les injonctions de cette nouvelle culture thérapeutique qui pourrit aujourd’hui la vie des femmes (j’en connais certaines qui pourraient se reconnaître ! ).
Les hommes sont devenus incapables d’aimer et de s’engager.
Le livre s’ouvre sur un gros plan d’une bouche léchant une sucette en forme de cœur sur lequel est écrit « Ça me fait rien ». C’est la bouche de Leonardo DiCaprio, totalement déconnecté de ses émotions. Il multiplie les relations avec des mannequins interchangeables. Il refuse leur altérité et elles ne sont là que pour flatter son égo et son narcissisme. Mais tout va bien car elles s’en fichent autant que lui.
La forme d’autorité de la masculinité se transforme au XXe siècle. Le culte de l’autonomie remplace la capacité à s’engager et à fonder, entretenir et dominer une famille comme au XIXe siècle.
La masculinité moderne s’exprime plus souvent par un refus que par une démonstration de sentiments.
Le choix rationnel du partenaire nous pousse à tout comprendre et analyser, y compris nous-même.
C’est le capitalisme tardif qui nous a rendus incapables de faire confiance à nos intuitions. La rationalité qui prédomine aujourd’hui dans nos choix de partenaires (Illouz parle d’une technologie du choix rationnel) nous pousse à vouloir tout contrôler, tout comprendre et nous analyser nous-même.
Une fille assise sur une chaise en face d’un psy : « Je veux comprendre ce que je ressens, mais d’abord il faut que je me voie « vraiment », que je découvre les besoins de ce « vrai » moi « authentique » pour saisir qui pourrait le mieux répondre à ces besoins. Serais-je capable d’éprouver des sentiments forts et profonds envers lui et est-ce qu’ils resteraient fort et profond à long terme ! ? ? ? »
Le psy répond : « Formidable ! Prenons rendez-vous pour la semaine prochaine ! »
Les femmes apprennent à cacher leurs désirs pour rester désirables.
Poussées par l’horloge biologique et le désir de maternité, les femmes expriment plus vite et plus souvent que les hommes leurs désirs et leurs sentiments. Elles veulent conclure ! (Les femmes non concernées par ces questions de maternité, circulez ! ) Mais elles sont obligées de cacher ce désir pour rester désirables. Il existe pléthore de conseils, d’astuces et de littérature sur le bien-être et le développement personnel qui pousse les femmes à avancer masquées pour rester attractives.
« 16 signes pas si évidents que vous êtes la petite amie collante : vous êtes toujours à ses côtés… vous lui parlez de vos sentiments, etc. »
Une fille dit à un schtroumpf : « Re-bonjour ! Ça y est je me suis libérée des constructions idéologiques à la seule force de ma propre volonté ! Maintenant je me sens super décontractée et je couche avec qui je veux sans me soucier d’être une petite amie ou une maman ni aspirer à quelques autres stéréotypes féminins de merde ! ».
Le schtroumpf soudain de nouveau intéressé : « Maintenant je me vois bien poursuivre notre vague plan cul non conformiste pendant encore 2 ou 3 ans ! »
La nouvelle culture thérapeutique du moi culpabilise les femmes.
Les femmes sont considérées comme responsables de leur situation, elles doivent travailler sur elles-mêmes.
Une femme moderne : « Mon copain me trompe. Oh non, je choisis mal mes hommes à cause d’un modèle destructeur qui remonte à mon enfance et que je n’ai jamais « travaillé ». Si je dépends de mon copain pour être heureuse, c’est à cause de ma piètre estime de moi. Ça ne me semble pas sain ni normal. Ça fait 10 ans que mes relations m’apportent zéro bonheur. Il faut que je fasse un vrai travail sur moi-même ».
C’est la personne quittée qui se sent défaillante, voire coupable. Elle vit le fait d’être quittée comme la marque d’une déficience profonde de son moi.
Une fille toute seule : « Tous mes copains se sont comportés comme de vrais abrutis ! Je suis médiocre une ratée totale ! ! ! ! »
Le sacrifice de soi est hasbeen et le moi est devenu extrêmement important ainsi que son autonomie.
« Il faut se préserver c’est plus important que tout le reste »
« Et remplacer les pensées négatives par des positives ! »
« Pour moi la personne la plus sexy correspondant pile poil à l’idéal de notre époque est super sûre d’elle-même et ne dépend pas des autres ! »
Dans la culture contemporaine, un caractère fort s’exprime à travers la capacité à surmonter l’expérience de la souffrance ou, mieux encore, à l’éviter entièrement.
Une fille étendue face contre terre : « Je vais m’allonger par terre à côté de mon smartphone jusqu’à ce que ce gars inaccessible sur le plan affectif like ma photo Instagram ! »
Réaction des passants : « Ah Ben non là » « C’est tragique ! » « Va voir un psy et travaille un peu ton estime de toi, hein ! »
La souffrance est considérée comme un signe de faiblesse mentale.
Eva Illouz dit que dans cette nouvelle culture thérapeutique, les idéaux du sacrifice et de l’abandon de soi sont devenus suspect, puisque l’autonomie et la capacité à préserver son intérêt personnel est devenu synonyme de santé mentale. La souffrance est le signe d’un développement psychologique défectueux. Le nouveau modèle de santé mentale exige que l’amour soit aligné sur des définitions du bien-être et du bonheur qui rejettent la souffrance et commandent que l’on maximise ses intérêts. Ce modèle place la connaissance et la défense de son intérêt personnel au centre d’un moi émotionnellement adulte.
L’amour devient intimité, vie de couple, signifiant que la vie émotionnelle pouvait préserver l’autonomie individuelle au sein du lien amoureux. La souffrance amoureuse doit être étouffée au nom du modèle utilitariste et hédoniste d’une psyché saine. Si l’amour devient une source de souffrance, cela signifie qu’il est une erreur, une mauvaise évaluation de la compatibilité de deux personnalités. C’est le signe qu’une meilleure connaissance de soi s’impose pour corriger la souffrance ressentie et conduire à un choix plus adulte.
« Il faut être soi-même ! Croire en soi-même ! »
« S’aimer soi-même ! Prendre soin de soi-même ! »
« Ne pas se changer soi-même à cause de quelqu’un d’autre ! C’est tellement pas sexy ! »
Dans l’idéal de l’auto-empowerment propre à notre temps, le plus important est de maintenir la puissance de notre moi
« Aujourd’hui je choisis moi. »
« Je suis ce que je suis et je ne changerai pas ! »
« Tombe amoureux mais prends soin de toi. Esprit. Corps. Âme. »
Pour ne pas devenir une crazy girlfriend il faudrait exiger la réciprocité de l’amour.
« Aimer quelqu’un veut dire que celui-ci vous enrichit d’autant de choses importantes que vous l’enrichissez. »
Les femmes qui aiment trop prennent le risque de devenir le repoussoir de la crazy girlfriend: la femme qui aime comme une folle,
L’anti modèle culturel horrifique est illustré par un meme « Salut je te connais à peine mais c’est dingue j’ai ton numéro et je veux porter ton bébé. »
« 15 signes que vous l’aimez trop. Si votre homme ne fait rien pour vous, c’est que vous ne l’aimez pas de la bonne façon. Cela vient d’une mauvaise approche de l’amour et vous avez besoin de revisiter sérieusement votre conception personnelle de l’amour. Il est plus que probable que vous soyez trop dure avec vous-même. Peut-être pensez-vous que vous ne méritez pas d’être adorée, ou alors vous n’êtes pas capable de voir votre propre splendeur. Ce n’est pas lui qui est merveilleux, c’est vous, voilà ce que vous devez avoir en tête. »
Il y a eu un désenchantement de l’amour. L’amour à perdu son mystère, sa magie. Il n’est plus une croyance, une mini-religion entre deux personnes (qui peuvent cesser de croire).
Aujourd’hui l’apparition comme la disparition de la relation amoureuse dans un couple doit s’expliquer logiquement et rationnellement. Pourtant ce phénomène, à savoir cesser d’être amoureux est aussi mystérieux et incompréhensible que celui de tomber amoureux, phénomène lui aussi incontrôlable et indépendant de la volonté. La magie à disparu.
Si Thésée abandonne Ariane sur une île déserte alors qu’elle lui a sauvé la vie en le guidant hors du labyrinthe, c’est « chelou et incompréhensible » pour Liv Strömquist. (Moi je dis que c’est peut-être parce que son amour n’était plus possible avec une telle dette ? Pour en sortir, il devient le persécuteur d’Ariane sa sauveuse qui devient sa victime. Le triangle dramatique de Karpman n’est pas loin ! )
Pour Liv Strömquist, l’amour peut se comparer à une mini religion entre deux personnes. La croyance se doit d’être entretenue par des rituels amoureux, des attentions, des mots doux. Sinon la croyance cesse d’exister dans cette religion à deux. Ça peut arriver quand on est déçu ou quand apparaît quelque chose de non-aimable chez l’autre. Ça peut être un événement majeur une seule fois ou une série de petites entorses au rituel. On cesse soudain ou progressivement d’être amoureux.
« Iel s’en fichait de mes sentiments » « Iel m’a trahi dans une situation délicate où j’avais vraiment besoin d’aide » « Iel voulait tout décider à ma place, me contrôler » « Iel m’a menti, à couché avec quelqu’un d’autre » « Iel n’arrêtait pas de rabaisser mes opinions et mes idées » « Iel me battait »
Les explications sociologiques et le combat féministe sont nécessaires. Pour autant, ils ne peuvent pas remplacer la psychologie et l’accompagnement thérapeutique pour aller mieux quand on va mal.
En conclusion, j’aimerais donner mon point de vue d’écoutante (et écoutée) centrée sur la personne. D’abord, je dirais qu’une personne qui ne rencontre pas dans sa vie de difficultés relationnelles majeures peut trouver dans le message sociologique et féministe militant de Liv Strömquist des explications satisfaisantes et des bonnes raisons de se battre pour faire changer les choses.
La sociologie et la philosophie permettent de comprendre le monde et d’apporter du soulagement. Ce sont des outils précieux pour les psychologues et les thérapeutes.
Les discours sociologiques et philosophiques éclairent nos relations humaines. La compréhension des conditions de l’existence et de la condition humaine peut apporter un certain soulagement. Nous nous sentons moins seul·es quand il nous est permis de saisir les mécanismes politiques à l’œuvre dans la société et qui influencent forcément nos comportements. Certains psychologues et thérapeutes ont bien compris l’intérêt des apports d’autres disciplines des sciences humaines. C’est le cas d’Irvin Yalom par exemple. Avec la Thérapie existentielle, il intègre dans sa pratique thérapeutique certaines idées des philosophes existentialistes.
Mais la compréhension intellectuelle reste théorique et ne suffit pas à résoudre les difficultés psychologiques vécues par chaque personne.
Si je me sens aujourd’hui plus assurée et capable de faire face à mes difficultés psychologiques, ce ne sont pourtant ni la sociologie ni la philosophie qui m’ont tirée d’affaire, ou alors pas seulement. J’ai pu enfin trouver du soulagement et m’autoriser à vivre l’expérience d’autres façons d’être en sortant d’une façon de voir les choses purement mentale et intellectuelle. J’ai mené et je mène encore un travail thérapeutique conséquent qui prend en compte tout mon être (mental, physique, émotionnel, spirituel).
La sociologie ne peut pas remplir le même rôle qu’une thérapie respectueuse des personnes, loin de toute velléité de coaching.
Les arguments philosophiques et sociologiques repris par Liv Strömquist ne peuvent suffirent à faire retrouver leur capacité d’agir à des personnes qui se trouvent justement aux prises avec toutes les injonctions contradictoires présentées dans l’ouvrage, totalement déprimées à l’idée de toujours faire de travers, contre leur propre intérêt, et sans solution apparente. Pourtant, il est toujours possible d’agir sur soi, en dehors d’un contexte impossible à changer immédiatement.
Il existe toujours une part irréductible de liberté existentielle (et donc de responsabilité). C’est sur cette part que l’on peut agir.
Je prends conscience de ma codépendance et je peux changer, pour ne citer que ce problème psy de ma vie. Mon éducation et le contexte social dans lequel j’évolue font sans doute de moi ce que je suis, du moins en partie. Les injonctions pèsent sur moi autant que sur d’autres. Mais j’entends aussi Nietzsche qui me dit « Deviens qui tu es ». J’y travaille.
Il y a de la place pour m’interroger sur la part de liberté existentielle (et donc de responsabilité) qui me reste. Je peux fonctionner et trouver du sens à ma vie dans ce monde qui n’en a pas et qui dysfonctionne. Cette part inaliénable sur laquelle la personne peut agir intéresse l’écoutante rogérienne et centrée sur la personne que je suis.
Pour aller plus loin…
BOURCIER, Marie-Hélène-Sam et MOLINER, Alice, Comprendre le féminisme, Max Milo, Paris, 2012.